Un peu d’histoire : science-fiction Et la camarde fut autorisée à moissonner !
Marie, Marie….
La situation était désormais apocalyptique. A cause de cette putain de virus, il n’y avait plus une seule chambre disponible dans tous les établissements normalement destinés à accueillir les malades, y compris les hôpitaux de campagne montés à la hâte pour tenter de faire face. Il régnait depuis quelques deux mois déjà une ambiance limite panique. Dans les couloirs, les personnels soignants qui se distinguaient habituellement entre eux par des blouses aux couleurs différentes, enrobés de blanc de la tête aux pieds, semblaient tous affectés aux mêmes tâches tant il était nécessaire de parer au plus pressé. De toute façon, ils avaient tous eu le temps de tout apprendre sur le tas. Ils s’acharnaient avec une dévotion exemplaire à lutter contre la mort qui rodait. C’était la course dans les couloirs qui servaient de garage à d’innombrables brancards occupés par des patients, parfois impatients, parfois inconscients, qui se débattaient dans des toiles d’araignées de tubes et de fils électriques.
De toute façon, Marie avait décidé, comme elle avait déjà eu l’occasion de le préciser il y a déjà quelques années dans ses dernières volontés médicales, que plutôt que de la subir, elle lui fallait apprivoiser sa mort inéluctablement prévisible. Seule. Face à face. Pas d’adieu possible à ses proches, eux-mêmes marqués dans leur chair par le virus.
Elle avait expliqué cela dans un souffle à une infirmière qui l’avait écouté avec une immense commisération, à preuve ses yeux larmoyants profondément cernés mais finement soulignés de mascara. Elle lui avait pétri ses vieilles mains gelées dans ses mains chaudes et pleines de vie et elle avait promis. Le médecin était venu. Elle avait renouvelé son souhait que ses volontés soient exaucées. Elle avait griffonné un semblant de signature au fond d’un papier qui servirait de décharge de responsabilité « au cas où ». Sans insister outre mesure, il avait dit « OUI »! Pensez, une place libérée dans le couloir ! Peut-être pour un ou une qui aurait davantage de chance qu’elle ! Tant pis pour la perte de chance !
Désormais seule dans sa maisonnette, dans cette chambre étroite éclairée par un finestrou et décorée d’une tapisserie un peu veillotte, branchée à cette machine qui couine parfois au rythme de tout ce qui, chez elle, peut être surveillé autrement que par un œil averti et qui atteste que plus rien ne va bien dans son pauvre corps. Surtout le cœur qui se met de plus en plus à « battre la chamade », signe que la partie est en passe d’être perdue malgré toutes les négociations qui l’avaient conduite à accepter d’avaler à poignées toutes ces poutingues que ces professeurs de médecine, pas toujours d’ailleurs d’accord entre eux sur ce qu’il fallait faire pour la soigner, et qu’ils s’appliquaient à prescrire sur des ordonnance longue comme un jour sans fin.
Ce soir, avant que Colette, sa garde-malade, parte, elle a fait allumer une bougie de cire blanche. Une bougie mise pieusement de côté depuis le jour de son mariage. Elle était plantée sur un bougeoir en bois, tout simple, très utile aux temps où l’électricité avait des sautes d’humeur et qui avait été offert par la tantine Marcelle. Et elle avait fait poser, bien en vue, sur le rebord de la cheminée ornée de son petit volant de dentelle blanche fixée de loin à loin par des punaises deux photos en noir et blanc un peu floues et écornées, encadrées de doré. Allongée dans son lit, le dos calé sur de gros coussins qui tiennent son corps à demi assis, Marie regarde avec amour l’homme de sa vie. Deux hommes qui la regardent. Soixante ans de différence. Soixante ans d’un même amour. Le même homme. Le sien. Louis. Soixante ans qui vont défiler entre ses deux photographies. Souvenirs heureux jusqu’à….Trop tôt parti et qu’il faut, à présent, rejoindre, parce que maintenant il suffit. Le corps, à force de souffrances, à force de chercher vainement cet air qui lui manque, lâche prise. Rien n’a pu l’aider à avoir la volonté de poursuivre, pas même toutes ces jeunettes à son chevet qui ne montrent que leurs yeux qui brillent au-dessus de cet horrible masque qui leur recouvre le bas du visage. L’âme en paix, elle attend cette heure sans inquiétude, avec douceur, avec bonheur. Elle est venue, cette heure où elle va revoir tout le film de sa vie, de leur vie.
— Et surtout, faites-lui prendre celui-là très consciencieusement ! avait-il été recommandé à l’assistante médicale qui était à son chevet depuis déjà quelques interminables heures avant de lui murmurer à l’oreille « il va l’aider à passer sans souffrir ».
L’affaire était entendue ! Et ce n’est pas le boitier de téléassistance à portée de main qui y changerait quelque chose. Partir sans souffrir ! Et contente de partir ! Seule, mais contente ! Les photographies ?Son regard va de l’une à l’autre.
L’une : un homme jeune, en pleine force de l’âge, grand, blond, le corps moulé de muscles saillants, le torse nu bombé et luisant de sueur. Une hache à la main, un billot de bois retourné sur son cul, des buches fendues en quatre éparpillées sur la terre. Il regarde Marie et il sourit. C’est le printemps. C’est le printemps de la vie. Les vaches sont au pré, vert et parsemé de pâquerettes. Leurs mamelles gonflées de lait promettent une belle traite.
Pour lui et comme d’habitude, elle se chargerait de séparer la crème du lait, de baratter la crème en l’agitant fortement jusqu’à ce qu’elle épaississe et de façonner le beurre pour obtenir une motte qu’ils gratteraient tous deux pour tartiner le pain de campagne trempé dans du lait chaud sucré en récompense de leurs efforts. Quand il y avait un peu de sous, des copeaux de chocolat râpés à même la tablette de chocolat à cuire venaient améliorer l’ordinaire.
L’autre : un vieil homme, tout recroquevillé sur sa chaise en bois, appuyé sur une canne, qui regarde vers elle. Les cheveux encore épais et blancs, comme sa barbe de plusieurs années, les traits fatigués, une vielle pipe à la bouche tenue par une main tremblante. C’est l’hiver. C’est l’hiver de la vie. Le sol est recouvert d’une couche uniforme de neige. Les branches du cerisier ploient sous son poids. La nature se désespère de voir le soleil. Et ils n’auront, pour réchauffer leurs vieux os au coin du feu de cheminée pétillant de buches de châtaignier, que le bol de vin brulant et très sucré où ils tremperont une langue de pain dur.
Il ne reste qu’un très, très petit tros à cette chandelle qui a pleuré sa cire toute la nuit le long du bougeoir. La flamme vacille. Le jour se lève. Marie pose son fardeau devant la mort. Peu importe ce qu’elle en fera ! Elle se sent maintenant libérée, légère. Peu à peu elle glisse son corps dans une enveloppe de ouate où elle se sent bien.
Encore un peu de patience, Louis. J’arrive.
Un grand soupir de soulagement. Elle aussi à bout de souffle, la chandelle vacille puis s’éteint. Marie est au paradis des amoureux avec son Louis.
Authier Jean-Pierre
L’espion catalan – juin 2011 – TDO –
Et quelques « un peu d’histoire » publiées çà et là.